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— On nous racontait des histoires d’animaux qui n’étaient pas vraiment des animaux et qui couraient dans nos forêts, dit Tochee à travers le haut-parleur de l’ordinateur. Et puis, il y avait ces forêts dissimulées au sein d’autres forêts, inaccessibles au commun des voyageurs. Mais ces histoires sont devenues légendes quand nous sommes entrés dans l’âge de la science et de la raison. Dans nos temps modernes, personne n’a jamais fait l’expérience de ces choses. Tout le monde – moi compris – les considérait comme des inventions issues du cerveau primitif de nos ancêtres pour expliquer certains phénomènes de la nature ou pour tenir à l’abri du danger les plus jeunes d’entre nous. Mais un de nos vénérables anciens a semé le doute dans mon esprit. Juste avant de mourir, il m’a raconté avoir aperçu un non-animal et avoir arpenté une forêt intérieure lorsqu’il était jeune et que la technologie n’était pas aussi répandue que maintenant. La possibilité que ces légendes ne fussent pas seulement des légendes était trop troublante pour être ignorée plus longtemps. Alors, j’ai préparé mon voyage sans rien dire à personne et je me suis enfoncé dans la forêt indiquée par l’ancien. J’ai marché longuement, des jours et des jours, avant de comprendre que j’étais perdu et que j’avais quitté mon monde natal. Maintenant, j’ai mes propres histoires à raconter. Des histoires plus incroyables encore que tout ce qui est consigné dans les archives de mon espèce.
— Eh ! fit Orion, un large sourire fendant son visage couvert de taches de rousseur. Vous êtes bibliothécaire ?
L’ordinateur émit un son électronique et dit :
— Aucun équivalent disponible.
— Je suis le gardien de la culture de mon espèce, reprit Tochee. Je transmets notre histoire et nos légendes aux jeunes de nombreuses familles. Ainsi, notre connaissance n’est pas uniquement sauvegardée, mais également partagée et appréciée.
— Un bibliothécaire ! dit Orion à Ozzie.
— Génial, fit ce dernier d’un ton plein de sous-entendus. À présent que l’ordinateur traduisait leurs moindres paroles à Tochee, il était contraint d’expliquer à ce dernier les fréquents éclats de rire du gamin. Pour une raison qui lui échappait, Orion semblait trouver très amusante la culture de l’extraterrestre. Personnellement, le mode de vie de Tochee lui paraissait un peu trop réglé et rangé.
— Comment avez-vous compris que vous étiez sur une autre planète ? demanda l’adolescent. Votre peuple voyage dans l’espace ?
— Je m’en suis rendu compte en voyant le soleil dans le ciel. Il était d’une couleur étrange. Et la nuit, j’étais incapable de reconnaître les étoiles, répondit Tochee. Non, nous ne voyageons pas dans l’espace.
— Pourquoi ? demanda Orion en gesticulant en direction des gadgets que l’extraterrestre manipulait avec ses tentacules. Vous avez pourtant une technologie évoluée.
— Nous n’en ressentons pas le besoin. L’absence de logique qui caractérise le comportement des humains nous est étrangère. Nous ne connaissons pas ce désir d’explorer sans aucune raison.
— Mais les histoires de votre ancêtre vous ont intrigué, intervint Ozzie. Vous vouliez faire l’expérience de ces légendes. C’était un objectif plutôt déraisonnable, non ?
— Oui. Mais en agissant de la sorte, j’ai fait preuve d’une déraison absolue. Je me suis comporté de manière sauvagement aberrante. S’il était effectivement nécessaire de vérifier les dires de mon ancêtre, j’aurais dû prévenir mes collègues et organiser une expédition digne de ce nom. Mais je suis parti tout seul, car je croyais que cette histoire n’intéresserait personne.
— Sauvagement, répéta Orion en pouffant comme un imbécile, ce qui lui valut un autre regard noir de la part d’Ozzie.
— Je trouve très intéressant le fait que votre civilisation n’ait jamais éprouvé le désir d’explorer l’espace, reprit ce dernier. En atteignant un niveau technologique évolué, n’avez-vous pas rencontré des problèmes de ressources naturelles ?
— Non. Nous ne construisons rien que nous ne puissions entretenir et alimenter.
— C’est extraordinaire. Notre espèce n’a jamais été aussi rationnelle.
— D’après ce que j’ai vu lors de mes nombreux voyages, cette attitude semble être la plus répandue.
— Ouais, mais à des degrés différents. Personnellement, je trouve que l’espèce humaine parvient tout de même à se modérer. Certes pas suffisamment, mais…
— Aucun d’entre nous n’a raison ou tort.
— Je l’espère. Après tout, nous partageons la même galaxie.
— J’ai la conviction que l’intelligence et la raison triompheront toujours, quelle que soit la forme de vie concernée. Croire le contraire reviendrait à mettre en doute la vie elle-même.
Ozzie leva le pouce et fit un clin d’œil à l’extraterrestre. Ils approchaient d’une autre colline rocheuse. Pour Tochee, escalader ce genre d’obstacle était un jeu d’enfant, alors qu’Orion et lui sueraient sang et eau pour arriver à son sommet. Ozzie se tourna vers la mer, à gauche. Cela faisait deux jours maintenant qu’ils longeaient cette crête parallèle à la côte. Le paysage était très vallonné. Ils se trouvaient à présent à une bonne vingtaine de mètres du niveau de la mer, mais il n’y avait aucune plage en contrebas. Y accéder eût de toute façon été très périlleux.
— Nous voilà obligés de monter une fois de plus, se plaignit Orion en faisant la grimace et en nouant un morceau de tissu bleu délavé autour de son front.
Les deux humains entamèrent donc leur ascension précaire en prenant appui sur les fissures et en s’accrochant aux touffes d’herbe, peu nombreuses, pour ne pas être déséquilibrés par leurs lourds sacs à dos. Tochee, lui, monta sans aucune difficulté, les organes dissimulés sous son abdomen agrippant aussi efficacement la pierre que la végétation. Ozzie n’avait jamais eu l’idée de le lui demander, mais il commençait à croire que l’extraterrestre était capable d’escalader une paroi verticale à la façon d’un escargot.
Ils arrivèrent enfin au sommet et continuèrent de suivre les contours de l’arête. Le terrain descendait de nouveau. Ozzie savait qu’ils étaient sur une île. La petite colline centrale et sa couronne d’arbres étaient à sa droite depuis deux jours maintenant. Le système de guidage de son ordinateur confirmait d’ailleurs son intuition – ils étaient bel et bien en train de décrire un cercle. Il n’avait encore rien dit à Orion, mais dans trois ou quatre kilomètres, ils auraient effectué un tour complet.
— Ce ne serait pas une île, là-bas ? demanda le garçon.
Au loin, sur la ligne d’horizon, il y avait une petite tache. Ozzie zooma et découvrit un pic peu élevé, semblable en tout point à celui sur lequel ils se trouvaient.
— Ouais. C’est la cinquième. Apparemment, c’est un genre d’archipel.
— Aucun bateau en vue, se plaignit Orion.
— Patience, cela fait deux jours à peine.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr.
Il faisait jour depuis leur arrivée sur ce monde. En fait, le soleil puissant n’avait pas bougé d’un millimètre. Étrangement, la planète offrait toujours le même visage à son étoile. Ozzie se demandait comment le climat pouvait fonctionner normalement dans de telles conditions. Le halo gazeux n’était certes pas un phénomène naturel. Tochee et lui avaient utilisé tous les senseurs en leur possession pour scanner les points scintillants qui orbitaient dans le halo en même temps que cette planète. Une chose était certaine : il ne s’agissait pas de planètes. Pour le reste… Les points n’émettaient aucune onde radio, aucune micro-onde. Ou alors elles étaient trop faibles pour être détectées à cette distance. Il devait donc se contenter de la brève description faite par Johansson. Des étendues géantes d’une sorte de corail, sur lequel prospérait la végétation. Il se demanda si les Silfens y bâtissaient leurs villes ou leurs nids, s’ils les avaient seulement remarquées. Peut-être leur rôle consistait-il uniquement en la purification et le renouvellement des gaz du halo ? Un peu comme les forêts et les océans des planètes…
Quant aux dimensions du halo lui-même, tout ce qu’Ozzie et Tochee pouvaient dire, c’était que sa coupe faisait approximativement deux millions de kilomètres de diamètre et qu’il orbitait à cent cinquante millions de kilomètres de l’étoile. Impossible de déterminer avec certitude ce qui enfermait tout ce gaz, mais il devait probablement s’agir d’une sorte de champ de force. L’existence d’un tube transparent de cette taille défiait l’imagination et posait tout un ensemble de problèmes de maintenance. La quantité d’énergie nécessaire au maintien d’un tel artefact était colossale et, supposait Ozzie, devait provenir, d’une façon ou d’une autre, de l’étoile. D’ailleurs, il n’y avait pas d’autre solution. Quant aux motivations des bâtisseurs, elles demeuraient mystérieuses. Les sphères de Dyson ou les anneaux de Niven avaient une utilité évidente. Sans compter que le fait de posséder la science nécessaire à la réalisation d’un pareil prodige impliquait probablement qu’on n’en avait pas réellement besoin. Mais peut-être était-ce le système natal des Silfens, auquel cas la réponse à son Pourquoi ? était probablement Pourquoi pas ? Mais cela n’avait, à vrai dire, aucune importance. Il était heureux qu’une telle chose existât. Et il était fier de l’avoir vue de ses propres yeux.
— Ozzie, Tochee, regardez ! cria Orion en se mettant à courir dans l’herbe.
Il n’y avait plus de falaise. Progressivement, ils étaient descendus vers la mer et leurs pieds foulaient désormais le sable de la plage. Une fougère morte trônait au sommet d’une petite dune, tel un drapeau brunâtre. Ozzie l’y avait plantée au début de leur marche.
La joie du garçon s’évanouit aussitôt. Il arracha la fougère et la laissa tomber.
— Nous sommes sur une île.
— J’en ai bien peur, mec, dit Ozzie.
— Mais…, commença le garçon en se tournant vers la colline. Comment va-t-on faire pour sortir de là ?
— Moi, je peux nager jusqu’à une autre île, répondit Tochee. Mais, pour me suivre, vous allez devoir vous construire un bateau.
Orion regarda la mer d’un air dubitatif.
— On pourrait peut-être appeler à l’aide…
— Personne ne nous entendra, dit Ozzie en jetant un coup d’œil à son ordinateur de poche.
Depuis qu’ils étaient arrivés ici, la petite machine n’avait cessé d’émettre un signal de premier contact standard, ainsi qu’un SOS humain. Mais jusque-là, le spectre électromagnétique dans son ensemble était demeuré silencieux.
— Si c’est ici que les Silfens vivent, où sont-ils ? s’interrogea le garçon.
— Sur une île plus vaste, ou sur un continent, je suppose, répondit Ozzie en scrutant la mer.
En grossissant l’image au maximum, il pouvait voir trois îles, mais il était incapable d’évaluer la distance qui les séparait d’eux. Si elles faisaient la même taille que celle-ci, alors elles devaient être à plus de soixante-dix kilomètres. Ce qui, étant donné le fait qu’ils se trouvaient désormais au niveau de la mer, aurait dû les placer loin derrière la ligne d’horizon. Du moins, sur un monde de la taille de la Terre. Peut-être cette planète-ci était-elle encore plus grande que Silvergalde…
— Et il est où, ce continent ? demanda Orion en bougonnant.
— Je n’en sais rien. Derrière le banc de brume que nous avons vu quand nous étions de l’autre côté de l’île, peut-être.
— Vous n’êtes pas sûr ?
— Non, je ne suis pas sûr ! aboya Ozzie. C’est la première fois que je mets les pieds sur cette planète, compris ?
— Désolé, Ozzie, dit mollement le garçon. C’est juste que, d’habitude, vous savez tellement de choses…
— Ouais, eh bien, cette fois-ci je ne sais pas. Mais nous allons trouver la réponse tous ensemble.
Et il demanda à son assistant virtuel de lui dégotter un plan d’embarcation de fortune.
* * *
Même au beau milieu de l’été, l’eau du lac Trine’ba était froide. Durant le printemps, le bassin était alimenté par la fonte des neiges, et comme il était très profond, il parvenait à préserver jalousement sa température. Mark portait une combinaison chauffante et se laissait dériver parmi les dendrites fabuleuses, les voûtes et les arches de corail qui jaillissaient du récif principal. Jusque-là, les biologistes avaient identifié trois cent soixante-douze espèces différentes et ils en découvraient des nouvelles chaque année. Il y en avait de toutes tailles et de toutes formes. Le corail le plus répandu était le cuir de dragon couleur améthyste et ambre. Mais il y avait aussi les noix de liège, aux nodules aussi petits que des gravillons, ou encore les trompes de licorne dont les pics acérés pointaient vers le ciel. Il était d’ailleurs satisfait de constater que Barry s’en tenait éloigné. Tant de gens étaient tentés de vérifier s’ils étaient aussi coupants qu’ils en avaient l’air. Les combinaisons ne protégeaient ni les doigts, ni les paumes. Tous les ans, l’hôpital général de Randtown soignait des dizaines de touristes téméraires.
Barry remarqua qu’il le regardait et fit un cercle avec les doigts de sa main droite pour lui signifier que tout allait bien. Mark lui répondit. Les serpents à anneaux bleu cobalt se risquaient furtivement hors de leurs niches pour les voir passer en contre-haut. Les brochets multicolores rampaient sur le récif, leurs centaines de pédoncules oculaires ondulant comme un champ de blé vert dans la brise. Les poissons pullulaient sous les plongeurs, formant un nuage scintillant – on eût presque dit des milliers de particules stellaires qui, d’un rapide mouvement de la queue ou de la colonne vertébrale, disparaissaient dans les profondeurs en zigzaguant frénétiquement. Il y en avait de toutes les tailles, des afritoiles cuivrés longs comme son auriculaire, aux grands poissons errants brun doré plus gros qu’un homme, écumant avec la paresse d’un ivrogne les profondeurs du récif. Un banc de voiliers étranges aux écailles blanches et laiteuses se tortilla juste devant les lunettes de Mark. D’un geste lent, inefficace, il fit mine de les attraper. Les créatures grandes comme sa main réagirent aussitôt en s’éparpillant pour reformer une grappe mouvante un peu plus loin.
À coups de palmes rythmés, Barry avançait en faisant des tonneaux et en dispersant derrière lui les boulettes d’insectes morts qu’il serrait dans ses mains. Les poissons qui le suivaient se régalaient de ce festin inattendu. Ils dessinaient deux spirales pareilles à des tire-bouchons entremêlés dans son sillage. Comme ils mangeaient, les bactéries uniques de leur système digestif se mirent en action, les illuminant de l’intérieur. Vus du dessus, sur la toile de fond brunâtre de la vase, ils ressemblaient à la queue d’une comète tournoyant au ralenti dans les ténèbres.
Quand il n’eut presque plus rien à distribuer, Barry frappa dans ses mains, formant un nuage de poussière autour de lui. Les poissons du lac Trine’ba arrivèrent de toutes parts, formant une manière de galaxie d’étoiles opalescentes.
Mark sourit avec fierté à l’intérieur de son masque. Le garçon avait toutes les qualités du fils dont il avait toujours rêvé : il était joyeux, culotté, sûr de lui. L’environnement de cette planète lui avait réussi à merveille. Mark lui-même avait du mal à se rappeler Augusta. Les gamins ne parlaient jamais de leur ancienne vie, Liz appelait ses amis de plus en plus rarement. Quant à lui, il n’avait pas discuté avec son père depuis des mois.
Il accéléra ses mouvements de jambes comme les poissons se dispersaient progressivement pour poursuivre leur éternelle quête de nourriture. L’horloge de sa vision virtuelle lui apprit qu’ils exploraient le récif depuis une quarantaine de minutes déjà. Il pointa le doigt vers la surface. Barry le suivit avec réticence.
Ils émergèrent dans la lumière puissante du soleil et ils clignèrent longuement des yeux avant de retrouver leur bateau. Le catamaran était à cent cinquante mètres de là. Liz se tenait sur la proue et leur faisait de grands gestes du bras. Mark sortit de sa bouche son dispositif de respiration.
— Il nous reste un bon bout de chemin à parcourir, dit-il à son fils. Je te conseille de gonfler ton gilet.
— Mais non, je vais bien, papa.
— Eh bien, moi pas. Alors, fais plaisir à ta mère, gonfle-le un peu.
— D’accord.
Mark appuya sur la valve de son épaule. Immédiatement, sa combinaison chauffante s’emplit d’air. Barry et lui roulèrent sur le dos, se laissèrent flotter, puis commencèrent à battre des jambes régulièrement.
Sandy nageait autour du bateau, avec un tube respiratoire, en compagnie de son amie Ellie, l’une des gamines Dunbavand. Lydia et ses deux autres enfants, Will et Ed, étaient déjà de retour sur le yacht et lavaient leurs combinaisons. David et Liz commençaient à préparer le déjeuner sur le pont.
Panda aboya joyeusement en voyant Barry se hisser sur la plate-forme de plongée, à l’arrière du bateau.
— Reste ici ! cria Liz à la petite chienne, qui donnait l’impression de vouloir sauter une fois de plus à l’eau.
Barry s’assit sur la plate-forme et retira ses palmes.
— Alors, je t’ai manqué, dit-il à Panda. Pas vrai que je t’ai manqué, hein ?
Le chiot aboya de plus belle en remuant furieusement la queue. Barry monta la petite échelle chromée qui menait au pont principal et prit l’animal dans ses bras. Il tendit la main pour attraper un œuf dur mais sa mère, qui préparait une énorme salade, l’en empêcha.
— Lave-toi et sèche-toi d’abord, lui dit-elle.
Mark aida Sandy à remonter sur la plate-forme. La petite retira son masque en souriant à son père.
— J’ai vu un grog, papa. Il était gros, énorme, dit-elle en écartant les bras au maximum.
— C’est génial, chérie, répondit-il en retirant ses palmes. J’espère que tu as pensé à mettre de l’écran solaire avant d’aller te baigner…
— Oui, oui, répondit-elle en secouant vigoureusement la tête.
Bien que la peau de la petite fût beaucoup plus sombre que la sienne, il s’inquiétait un peu pour son cou et ses bras. Ils lui semblaient légèrement rouges.
— On va quand même mettre un peu de crème, d’accord ?
Heureuse que son père s’occupe d’elle, elle accepta volontiers.
— Vous n’auriez pas dû rester au fond si longtemps, le réprimanda Liz comme il commençait à badigeonner le dos de la gamine. Je me faisais du souci. Et puis, regarde où vous avez émergé. Vous êtes allés très loin…
— Mais, maman, l’eau était superclaire aujourd’hui, protesta Barry. On voyait à des kilomètres. Je ne me suis jamais autant amusé.
Mark regarda sa femme d’un air désemparé. Comment pouvait-on empêcher un gamin de s’amuser ? Exaspérée, elle retourna à sa salade.
Le catamaran appartenait à David et Lydia, qui s’en servaient durant les mois d’été pour explorer les criques et les différents cours d’eau qui alimentaient le Trine’ba. En hiver, le bateau était mis en cale sèche à Randtown, et David passait ses week-ends à soigner et repeindre sa coque en attendant la prochaine saison. Mark adorait ce bateau et songeait de plus en plus sérieusement à en acheter un. Pour le moment, ils ne pouvaient certes pas se le permettre. Mais c’était un peu comme le chien et le 4 × 4 : cela faisait partie du mode de vie de la région.
Lorsque tout le monde fut lavé, séché et attablé, les électromuscles du catamaran hissèrent les voiles, et le bateau se dirigea vers les petits atolls coniques qui pointaient à la surface, là où le lac était le plus profond. Ils avaient promis aux enfants d’en visiter un dans l’après-midi pour voir si les fleurs-ballons avaient éclos. Cet événement, qui n’arrivait qu’une fois par an, donnait lieu à un carnaval et à un barbecue géant sur les rives du lac.
— L’association des vignerons affirme que les commandes sont au beau fixe, commença David, lorsque les enfants se furent installés sur la poupe pour déguster leurs glaces et leurs baies de lillin. Il y a eu une réunion hier soir. Tu aurais dû venir, Mark.
— On ne m’aurait pas forcément très bien accueilli.
— Ne dis pas de bêtises, intervint Lydia. Tu n’as même pas eu ton quart d’heure de gloire. Tu as brillé pendant une minute, mais maintenant, tout est oublié. De toute façon, les médias ne parlent plus que de l’assassinat de Burnelli.
— Oui, mais cette Alessandra Baron utilise toujours cette expression… Elle dit que tout Randtown est « antihumanité ».
De fait, dans la région, tout le monde s’inquiétait des conséquences que pourrait avoir cette propagande sur l’économie locale. Jusque-là, néanmoins, ils n’avaient pas trop à se plaindre. Après cinq jours de bras de fer, les camions de la Marine avaient fait demi-tour et les cars de touristes étaient revenus. Évidemment, les réservations pour la saison d’été avaient été faites des mois plus tôt et il était trop tard pour annuler. Le véritable test aurait lieu l’année d’après. Un nombre important de visiteurs les avaient félicités d’avoir tenu tête au gouvernement. Par politesse, personne ne mentionnait jamais l’interview de Mark. Mais, en attendant la saison prochaine, tout le monde surveillait les exportations de vin et de nourriture biologique.
— Grand Dieu, intervint Liz, personne sur cette planète ne va organiser un blocus contre nous. Par ailleurs, la moitié de notre production est écoulée à l’intérieur même de notre district. Et puis, les gens qui achètent des produits biologiques soutiennent tous notre cause, j’en suis sûre.
Mark hocha tristement la tête et se versa un autre verre de vin.
— Oui, ce n’est peut-être pas si grave que cela…
David se pencha en avant et cogna son verre contre celui de son ami.
— Mais oui, dit-il. Buvons à notre avenir, qui ne s’annonce pas si mal que cela. Liz a presque déchiffré la séquence du rhizome de la vigne de Kina. Une fois que ce sera fait et que nous saurons comment fixer son azote, nous pourrons la cultiver dans toute la vallée. Les producteurs arracheront leurs anciennes vignes pour planter celle-ci, et aucun terroir ne nous arrivera à la cheville.
— Cela prendra encore un peu de temps, le mit en garde Liz.
— Mais tu vas y arriver, rétorqua doucement David en enroulant son bras autour de ses épaules.
Elle lui sourit.
— Mais qu’est-ce que c’est que ces machins ? dit Lydia en se protégeant les yeux d’une main et en pointant l’autre dans la direction de Randtown.
Derrière la ville, l’horizon était dominé par le Rocher des eaux noires, au-delà duquel serpentait la route qui traversait le massif de Dau’sing. Plus loin encore, des pics acérés montaient la garde autour des rives du lac Trine’ba. L’un des pics les plus élevés se situait à l’est et s’appelait « le Goi’al ». Il appartenait à un ensemble plus vaste, les Régents, où les vacanciers allaient faire des sports mécaniques sur la neige. À cette période de l’année, comme la neige et la glace se retiraient dans les hauteurs, les engins étaient remisés au garage pour quelques mois.
De minuscules points noirs tournoyaient au-dessus du Goi’al. Pour être visibles à cette distance, ils devaient être énormes.
— Nom de Dieu, marmonna David.
Il se rua dans la cabine, où il dégotta une paire de jumelles. Les électromuscles du bateau entreprirent de réduire la voilure pour stabiliser l’embarcation.
— Des hélicoptères, ajouta-t-il. Putain ! De vraies brutes. Jamais vu des engins pareils. Deux rotors chacun. Des cargos, sans aucun doute. Il y en a au moins une quinzaine, peut-être même davantage.
Il fit passer les jumelles aux autres. Liz les prit. Mark ne s’en donna pas la peine. Il préféra s’affaler sur le canapé semi-circulaire du pont.
— C’est le détecteur, dit-il, consterné. Après tout ce qu’on a dit, après tout ce qu’on a fait, ils l’ont apporté quand même. Les fumiers !
Liz passa les jumelles à Lydia.
— On savait tous que cela allait arriver, commenta-t-elle. Un projet aussi important ne peut être stoppé par une bande d’illuminés et un simple barrage routier.
— Je croyais que nous vivions dans une démocratie.
— C’est le cas. Nous avons exprimé notre point de vue et on ne nous a pas écoutés. La Marine n’est qu’une branche de l’exécutif. Il ne fallait pas s’attendre à autre chose de la part des bureaucrates.
— Je ne sais pas. Un peu de sensibilité, ce n’est pas trop demander.
Elle vint s’asseoir à côté de lui.
— Je suis vraiment désolée, chéri. Moi non plus, cela ne me plaît pas de les avoir chez nous. Mais nous allons devoir serrer les dents et prendre notre mal en patience. Avouons quand même que nous vivons une époque troublée. Lorsque cette histoire de Primiens sera terminée, que les va-t-en-guerre et les profiteurs seront repartis chez eux, tout redeviendra comme avant. Et nous les forcerons à reprendre leurs saloperies avec eux, ne t’en fais pas.
— Ouais, fit-il en soupirant, conscient de passer pour un gamin capricieux auprès des Dunbavand. Ouais, je sais que tu as raison, mais j’ai quand même du mal à m’y faire.
— Personne ne te le demande.
Il but son vin d’un trait et laissa son regard se perdre dans les eaux froides et calmes du lac. De l’autre côté du Goi’al, les hélicoptères commençaient à se poser.
* * *
— Nos pires craintes étaient justifiées, dit le représentant des Gardiens d’une voix solennelle. Les extraterrestres de Dyson Alpha se préparent à envahir le Commonwealth. Leur armée surpuissante traverse déjà la Porte de l’enfer et se déversera sur nous d’un jour à l’autre. Nous vous avions pourtant mis en garde. Malheureusement, des millions, peut-être même des milliards de citoyens vont périr, confirmant tragiquement que nous avions raison depuis le début. Tous ces innocents mourront car les défenses de notre Commonwealth ne sont pas à la hauteur. Nous savons que les membres de la flotte mettront tout leur cœur dans la bataille, qu’ils feront tout leur possible pour préserver notre civilisation, mais cela ne suffira pas. Nous avons trop peu de soldats, trop peu de vaisseaux. Si nous pouvions leur venir en aide, nous le ferions, mais là n’est pas notre rôle.
» De notre côté, nous poursuivrons donc notre combat contre l’Arpenteur des Étoiles, car c’est lui qui est responsable du désastre qui s’abat sur nous aujourd’hui. Nous vivons une étape essentielle de notre existence. Nous avons démasqué un agent du Malin, et c’est là une chose rare, car les malfaisants aiment à rester dans l’ombre. Mais les preuves contre lui sont écrasantes. Qui a proposé d’aller explorer les étoiles de Dyson ? Qui contrôle le budget de la Marine ? Qui connaît la mesure du mal qui nous menace, mais nous empêche de nous défendre comme nous le pourrions ? Qui a fait assassiner ses opposants ? La personne dont je parle est le plus puissant des agents de l’Arpenteur. C’est la présidente Doi elle-même.
» Ne soyez pas dupes. Nous traversons une crise d’envergure, qui dépasse en ampleur le conflit physique qui va nous opposer aux Primiens. Oui, nous sommes corrompus, trahis de l’intérieur. Nous avons toujours été honnêtes envers vous. Nous vous demandons donc de nous croire, car l’humanité traverse la période la plus sombre de son histoire. Doi et son maître sont nos ennemis. Si nous ne faisons rien, nous serons anéantis. Alors, levez-vous et battez-vous pour votre liberté. Je vous remercie pour votre attention, dit l’homme en inclinant la tête.
Le bureau tout entier était occupé à remplir des rapports et des formulaires pour justifier le déploiement de forces à Los Angeles. Heureusement, Paula n’avait qu’à survoler les résumés et à apposer son code personnel. Ce qui lui laissait un peu de temps pour ruminer ce qui s’était passé. Et surtout le meurtre de Thompson Burnelli. Tarlo et Renne passaient au peigne fin les informations, en quantité ridiculement faible, recueillies au cours de la filature afin de déterminer un plan d’action. Alic Hogan avait choisi de visualiser les enregistrements des caméras de L. A. Galactic en mode virtuel, afin de déterminer si le logiciel de surveillance de la station avait été piraté. Elle le laissa faire. Bien qu’il fût un homme de Columbia, Hogan faisait son boulot efficacement. Et puis, ce travail le tiendrait éloigné d’elle pendant la majeure partie de la journée.
Comme souvent dans les affaires liées à Johansson, celle-ci partait dans toutes les directions et se développait de façon inattendue. Au moins Paula pouvait-elle affirmer qu’Elvin préparait une nouvelle importation de matériel.
À onze heures, Rafael Columbia fit son apparition dans le bureau. Il portait son uniforme d’amiral et était accompagné de plusieurs officiers. Tout le monde s’arrêta de travailler pour le regarder.
Paula se leva au moment où il entrait dans son bureau privé.
— Attendez-moi ici, dit-il à ses officiers en refermant la porte derrière lui.
— Amiral…, commença Paula.
Dans sa vision virtuelle, elle referma le dossier qu’elle venait de créer. Elle avait fait la liste de toutes les personnes qu’elle avait informées de l’arrivée de la cible à Seattle et était en train d’étudier leurs emplois du temps respectifs.
Il la gratifia d’un sourire sans humour et prit place dans le fauteuil réservé aux invités.
— Commandant.
— Que puis-je faire pour vous ?
— En temps ordinaire, je vous aurais demandé de justifier tout ce merdier, mais, franchement, je pense que nous avons dépassé ce stade, vous ne croyez pas ?
— Nous n’avons pas eu de chance. Toutefois, nous avons appris que…
— Cela ne m’intéresse pas. Cette opération était foireuse depuis le début. D’une manière étrangement caractéristique de votre façon de procéder. Une cible sort de nulle part et, sans aucune planification, sans aucune notification préalable, vous balancez une équipe sous-équipée à ses trousses. Et ce n’est pas tout… Quand les choses commencent à merder, vous appelez toute la police de L. A. à la rescousse, juste à temps pour qu’elle soit témoin de votre incompétence. Commandant, je peux vous dire qu’on se fout bien de notre gueule dès que nous avons le dos tourné. C’est une situation que je ne tolérerai plus.
Paula comprit qu’il y avait énormément de colère derrière le regard d’acier de Columbia et qu’elle allait devoir se confier à lui.
— Je regrette tout comme vous cette mauvaise publicité, mais je puis vous assurer que cette opération a été planifiée avec le plus grand sérieux. J’ai délibérément choisi d’agir avec une équipe réduite.
— Délibérément ? Et pourquoi cela ?
— Je pense qu’il y a une taupe parmi nous. Cela fait un certain temps déjà que j’essaie de l’identifier en isolant les agents un à un.
Le visage de Rafael Columbia s’assombrit soudain.
— Une taupe ? dit-il en tâchant tant bien que mal de garder son calme.
— Oui. Il y en a forcément une.
— Et vous n’avez pas jugé bon de m’en informer, ne serait-ce que par l’intermédiaire du lieutenant Hogan.
— J’attendais d’avoir des résultats concrets pour cela.
— Vous n’avez pas encore de suspect ?
— Non, monsieur. Pas encore.
— Je suppose que vous n’avez pas la moindre preuve à me soumettre, pas la moindre preuve pour accuser ainsi vos collègues officiers ?
— Je pense que les événements de Venice Coast…
— Ah ! Cette autre formidable opération publicitaire !
— Je disais, reprit-elle comme si de rien n’était, que cette opération a forcément été compromise de l’intérieur. Celui qui a attaqué la galerie a été informé par un officier de la Marine. Il ne peut en être autrement.
— Et je suppose que ce mystérieux assaillant, équipé par ailleurs des implants les plus sophistiqués que le Commonwealth puisse produire, travaille pour l’Arpenteur de Johansson ?
— C’est une possibilité.
— Une possibilité que vous vous êtes empressée de soumettre à vos alliés politiques.
— Cela fait des décennies que quelqu’un fait tout son possible pour empêcher mes enquêtes d’aboutir. J’ai besoin d’élargir mon approche, ajouta-t-elle en se gardant de lui dire ce que Thompson Burnelli lui avait appris.
Rafael Columbia sortit une petite feuille-écran de sa poche. Il la déroula et la brandit bien haut.
— Vous le reconnaissez ?
Paula examina longuement l’image.
— C’est l’homme de Venice Coast.
La photo avait été prise en plongée. Le personnage portait une tenue de sport blanche, mais son visage était parfaitement reconnaissable.
— Je suis heureux de constater que nous sommes d’accord sur quelque chose. J’ai eu cette image par l’intermédiaire de la sécurité du sénat. Elle a été prise par une caméra de Clinton Estate. C’est l’homme qui est sorti du court réservé par le sénateur Burnelli.
— Il ne ferait pas ça, murmura-t-elle.
Sheldon ferait éliminer ses opposants politiques ? Je n’y crois pas. Ce n’est pas la façon de faire des Grandes familles et des Dynasties intersolaires. Il y a quelque chose de bizarre derrière tout cela. Vraiment bizarre.
— Qui ne ferait pas cela ? demanda Rafael.
— Je pensais au meurtrier. Pourquoi l’aurait-on utilisé pour tuer le sénateur ?
— Je n’en sais rien du tout. Mais d’après ce que vous dites, cet homme foutrait le bordel partout sur les ordres d’un officier de la Marine.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit et vous seriez stupide de penser une chose pareille.
Rafael Columbia se rassit dans son fauteuil et la regarda longuement.
— Quand j’ai pris la tête du Conseil, j’étais aussi impressionné par vous que tous les imbéciles des médias que vous manipulez lors de vos procès publics. La Paula Myo légendaire qui résout toutes ses affaires, sauf une. Et elle continue de se battre, décennie après décennie, elle n’abandonne jamais. Comme tous ceux qui m’ont précédé, je vous ai laissé beaucoup de liberté, je n’ai jamais mis vos méthodes en doute. Après tout, Johansson et ses sbires ne sont qu’une bande de paranoïaques propageant une théorie de la conspiration complètement débile. Débile mais romantique, néanmoins. Un peu comme des pirates naviguant sur des mers tropicales. Parce qu’ils n’ont jamais causé de dégâts que sur Far Away, où personne ne va, ce monde dont tout le monde se fout à l’exception des Halgarth – et encore peuvent-ils se permettre d’avoir ces petits ennuis. Sauf que les pirates n’étaient pas des personnages romantiques mais plutôt des bêtes assoiffées de sang, qui égorgeaient des équipages entiers, ruinaient des économies pour être les seuls à profiter de leurs routes maritimes. Vous voyez le parallèle ? Pourtant, grâce à quelques décisions politiques volontaires et à des mesures pratiques, la piraterie a été éradiquée. Je vous ai mise à la tête d’un département entier, j’ai mis entre vos mains des ressources illimitées. Vous n’aviez qu’une seule tâche à accomplir. Je vous ai fait confiance parce que vous êtes Paula Myo et que tout le Commonwealth pense que vous seule êtes capable d’arrêter ce Johansson.
— Je le suis.
— Cela reste à démontrer. L’unique raison pour laquelle vous continuez de lui courir après – et je suis désolé de vous administrer cette désagréable vérité –, c’est que vous êtes complètement obsédée, que vous ne pouvez pas vous en empêcher. C’est la seule raison, commandant Myo.
— Je suis ce que je suis, j’ai mes qualités et mes défauts, mais je suis faite pour ce travail.
— Je ne suis pas d’accord. Pour diriger une équipe, vous êtes plutôt médiocre. Vous aliénez vos officiers, vous leur donnez des ordres contradictoires, vous ne respectez pas la procédure, vous pensez être la meilleure, vous ne faites confiance à personne. Vous êtes incompétente, et c’est là le véritable problème. Vous êtes cependant incapable de l’admettre, alors vous cherchez une taupe. Oui, il y a forcément une taupe, puisque vous êtes infaillible.
— Si vous en veniez aux faits…
— Bien sûr. À partir de maintenant, Alic Hogan prend la direction des opérations et s’occupe de l’affaire Johansson.
— Non.
— Vous continuerez de participer à cette enquête, évidemment. En tant que conseillère spéciale. Hogan dirigera l’enquête au jour le jour. Stratégie et politique seront désormais ses prérogatives.
— C’est absolument inacceptable.
— Vous êtes un officier de la Marine et vous obéirez à mes ordres.
— Je me fous complètement de la Marine et je refuse de participer à cette farce bureaucratique. Je suis officier de police et rien d’autre.
— Plus maintenant. Si vous refusez d’exécuter mes ordres, vous serez démise de vos fonctions.
— C’est mon enquête.
— C’était votre enquête.
Son assistant virtuel informa Paula qu’on venait de l’exclure du réseau de l’immeuble. Elle regarda Rafael Columbia dans les yeux. Son corps s’était raidi. Le choc sans doute… Sa peau était froide. Un sentiment étrange, dont elle supposait qu’il devait s’agir d’un début de panique, commença à s’insinuer dans son esprit, à ralentir ses pensées. Rafael n’accepterait aucun compromis. Il avait enfin la possibilité de mettre un de ses fidèles à la tête de ce bureau. L’affaire de L. A. n’était qu’un prétexte. Une chose était parfaitement claire : elle ne pourrait plus continuer son enquête si elle restait au sein de la Marine.
— Très bien. Je démissionne.
Paula se leva, ce qui fit sursauter Columbia. Elle prit le cube de quartz holographique de son bureau et le fourra dans son sac, puis elle alla chercher la rabbakas posée sur le rebord de sa fenêtre.
— Conseil d’ami…, lui dit-il avant qu’elle sorte. La prochaine fois que vous vous ferez rajeunir, profitez-en pour enlever les gènes dominants de la fondation. Les cliniques font du boulot remarquable de nos jours.
— Alors, tout n’est pas perdu pour vous, dit-elle, le sourcil levé.
Elle sortit de son bureau. Dans la grande salle, tout le monde était assis calmement. On entendait les mouches voler depuis que Columbia avait débarqué. Les officiers étaient tous stupéfaits.
— Au revoir, dit-elle. Et merci pour tout le travail que vous avez fourni pour moi.
Tarlo se leva à moitié de sa chaise.
— Paula…
Elle secoua imperceptiblement la tête et il se tut. Sans regarder personne, elle quitta la pièce.
Une fois dehors, elle marcha machinalement vers son appartement situé à sept cents mètres de là dans un immeuble vieux de plusieurs siècles, doté d’une cour centrale pavée et de volets en bois. Elle grimpa l’étroit escalier de pierre, qui donnait l’impression d’avoir été érodé par une rivière ruisselante plutôt que construit. Seule concession visible à la sécurité, sa vieille et lourde porte en chêne était équipée d’une serrure électronique en plus de l’ancien mécanisme en fer.
À l’intérieur, il y avait trois pièces : une chambre à coucher, une salle de bains et un séjour avec une petite cuisine encastrée. Elle n’avait besoin de rien d’autre ; elle ne se servait de rien d’autre. Tout ce qu’il lui fallait, c’était un nid douillet tout proche de son lieu de travail et une adresse pour se faire livrer ses vêtements par le pressing.
Lorsqu’elle entra chez elle, le robot ménager était assis, immobile, dans un coin du salon. Il avait déjà accompli ses corvées quotidiennes, poli le parquet antique et sombre, dépoussiéré toutes les surfaces planes et mis la vaisselle du petit déjeuner dans la machine à laver. Elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur la cour intérieure et posa la rabbakas sur son buffet, où la lumière brillait une bonne partie de l’après-midi. Ensuite, elle jeta un regard circulaire sur son salon parfaitement rangé comme si elle cherchait des indices. Comme il n’y avait rien de spécial à faire, elle s’assit dans le sofa, devant son grand moniteur mural.
Des souvenirs remontaient à la surface de sa mémoire. Des souvenirs qui n’avaient jamais été ni effacés, ni enregistrés dans une mémoire sécurisée lors de ses rajeunissements successifs. Des souvenirs qu’elle supposait dormants. Juste après le procès de ses parents, elle était retournée à son hôtel sous escorte policière. Il s’agissait d’une tour haute et récente dans le centre de la capitale de Marindra, avec des chambres cubiques et nettes, et une climatisation moderne. L’escorte était repartie, lui laissant le temps de souffler un peu avant que les représentants du gouvernement de Huxley’s Haven débarquent pour la ramener à la maison. À présent que le procès était terminé, elle ne savait pas quoi faire de son temps. Coya n’était plus là pour lui tenir compagnie. Il n’y avait aucun garçon à draguer dans les parages. Assise sur le bord de son lit, elle regardait par la grande fenêtre, examinait la ligne des toits de la capitale. Elle attendait. Des choses étranges se passaient dans sa tête. Les cris hystériques, les supplications de Coya résonnaient encore entre ses oreilles. Elle regardait fixement le paysage sans le voir. Devant ses yeux, ses parents étaient conduits hors de la salle d’audience. Son père regardait ses rêves et ses espoirs brisés éparpillés à ses pieds. Rebecca était hagarde. Elle se tourna tout de même vers elle et, captant l’attention de sa fille adoptive, lui dit :
— Je t’aime.
Dans son appartement parisien vide et minuscule, Paula chuchota :
— Je t’aime aussi, maman.
Alors, elle pleura. Comme elle l’avait fait dans sa chambre d’hôtel cent soixante ans plus tôt.
* * *